A l’occasion de Narcisse, bientôt sur la scène d’Avignon, une rencontre avec sa compositrice ; Joséphine Stephenson.

Photographies gauche à droite et de haut en bas : Daylight Music. Dimitri Djuric. Marika Kochiashvili. Dimitri Djuric

Joséphine Stephenson, vous êtes présentée d’abord en tant que compositrice mais vous avez bien d’autres cordes à un bel arc qui semble se tendre entre différents arts. Un point commun néanmoins, celui de la musique dans laquelle vous vous êtes plongée dès l’adolescence pour ne citer que la Maitrise de Radio France que vous intégrez à l’âge de 14 ans. Quelle est la genèse de tout cela ?

Il y a au départ cet amour sans conteste dans ma famille pour la musique.  Des parents mélomanes sans être pour autant professionnels, notamment du côté de mon papa anglais et de sa famille dans laquelle tout le monde a appris à jouer d’un instrument, moi comprise, et ce, depuis mon plus jeune âge. De là, cet amour également à jouer de la musique ensemble, de chanter en canon en permanence donc vivre étroitement avec la musique était une évidence. Pour ma part, j’ai commencé avec le piano, tout comme mon frère et ma sœur avant moi avaient de même en travaillant un instrument sans aller, toutefois, vers la professionnalisation tel que je le ferais par la suite. Après mes études de piano, j’ai poursuivi avec le violoncelle et le chant. Il est vrai qu’en rejoignant la Maitrise de Radio France, l’orientation professionnelle s’est peu à peu dessinée. Mais très jeune déjà, j’avais ressenti cette détermination à faire de la musique au grand dam de mon professeur de mathématiques puisque j’étais dans une section scientifique, tout en adorant la littérature ! (rires). Ainsi, la prépa et l’école d’ingénieur ne me tentaient absolument pas, la musique l’emportant sur le reste.

Très jeune, déjà un premier opéra On False Perspective sur un livret de Ben Osborn en 2014, le prélude à bien d’autres projets tout aussi divers que passionnants.

Il s’agit d’une œuvre courte puisque cet opéra dure une vingtaine de minutes que j’ai créé dans le cadre de mes études pendant mon master à Londres, cela résultait d’une collaboration entre les départements de composition et de chant. C’était une chance alors car peu étaient élus pour présenter un projet, ce qui sous-entendait que beaucoup devaient être éliminés hélas. J’ai donc monté ce projet avec mon ami écrivain, Ben Osborn, avec lequel j’ai beaucoup travaillé depuis lors. Ce premier contact avec une collaboration multiple, essentielle lorsque l’on monte un opéra, si court fut-il alors, m’a vraiment plu. C’était déjà comprendre ce que l’on peut ressentir lorsque l’on crée à plusieurs.

Peu de temps après, c’est avec des amis français qui avaient leur compagnie de théâtre que j’ai pu créer un spectacle plus long titré Les Constellations-Une théorie (Opéra de chambre écrit au plateau. Livret et mise en scène par Antoine Thiollier), il s’agissait d’un opéra mais de forme réduite puisque nous étions huit sur scène, musiciens et chanteurs, moi-même à la guitare électrique !

C’est à cette occasion que nous avions postulé, Antoine et moi, pour la bourse d’écriture de la Fondation Beaumarchais (Fondée en 1987 par la SACD, l’association Beaumarchais accorde des bourses d’écriture à des auteurs dans onze disciplines de l’audiovisuel et du spectacle vivant). Dans le dossier j’avais donc inclus mon premier opéra On False Perspective et deux ans plus tard, en 2018, un des membres du jury ; Catherine Kollen qui est la directrice de l’Arcal (Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical), m’a contactée pour créer un opéra sur le thème de Narcisse, finalement, tout ce que l’on fait rejoint d’autres projets, tout semble connecté ! Ensuite c’est Frédéric Roëls, qui avait assisté aux Constellations-Une théorie à Dunkerque en 2016, qui a eu le désir de voir Narcisse sur la scène d’Avignon.

Photographies haut : Maria Kochiashvili, bas de gauche à droite : Nick Rutter. Martin Noda

On a cette impression que l’artiste est à présent celui qui explore volontiers plusieurs domaines artistiques, une volonté qui s’affirme bien plus qu’auparavant, est-ce un moyen de montrer la nécessaire correspondance entre les arts ?

J’ai plutôt l’impression que les artistes ont toujours œuvré dans la pluridisciplinarité mais que c’est seulement maintenant que c’est admis et autorisé.  C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai quitté la France à 18 ans pour poursuivre mes études en Angleterre, ayant le sentiment de ne pas être acceptée comme une artiste qui voulait tout à la fois écrire, jouer, chanter, travailler dans le monde de la musique classique comme dans celui de celles plus actuelles. On me sommait de choisir au prétexte de ne pas pouvoir tout faire mais c’était faire fi de ma personnalité qui tendait vers la diversité dans mon travail. Je crois que le système pousse l’artiste à se spécialiser, notamment lorsqu’il a besoin d’un soutien financier. Des contraintes qui semblent peu à peu disparaitre ici et là. Si l’on prend l’exemple de Barbara Hannigan, elle chante et elle dirige également (Barbara Hannigan, née le 8 mai 1971 à Halifax au Canada, est une soprano et cheffe d’orchestre canadienne). Il n’empêche que pour sortir de la tradition qui cloisonne, il faut une capacité de résistance très affirmée.

Pour en revenir à vous, Joséphine, vous naviguez aisément entre deux cultures, celles française et anglo-saxonne comme vous pratiquez différents genres musicaux, c’est ainsi que vous vous réalisez au mieux ?

Oui, c’est dans différents pôles que je m’épanouis complètement. Une fois un projet terminé, j’ai l’envie de faire l’inverse de ce que je viens de réaliser. D’une manière générale, je peux dire que j’aime tout particulièrement la diversité.

Les lieux de formation par lesquels vous avez grandi dans le métier sont assez remarquables, de la Maitrise de Radio France au Britten Pears Young Artist en passant par plusieurs masterclasses tenues par des maitres de renom.

Ce sont des endroits où l’on peut s’exprimer parce qu’on nous en donne la possibilité. Dans le cadre de la Maitrise, il s’agissait d’un grand pas qui me faisait passer de ma modeste chorale d’un village de l’Oise dans laquelle je chantais à la scène des Champs-Elysées, aux passages à la radio, à la facture de créations, une chance incroyable de pouvoir faire tout cela alors que je n’étais qu’une adolescente. A partir de là, j’avais un pied dans la profession. Là-dessus, j’ai étudié avec de très bons professeurs à l’université et pour en revenir à ce qui différencie les études de musique en France et en Angleterre, c’est bien cette opportunité de faire dans le second cas ce que l’on veut et non ce que l’on nous impose comme la plupart du temps en France. Dans les universités anglaise, on peut monter des spectacles, on se voit prêter une salle pour y donner des concerts par exemple. J’ai certes beaucoup appris avec mes professeurs et les musiciens avec lesquels j’ai eu la chance de collaborer mais aussi avec cette possibilité de devoir faire un spectacle sur scène dans une grande autonomie, nantie des moyens pour ce faire.

Vous diriez qu’en France, cet univers lié à la musique reste assez formel pour ne pas dire académique ?

Peut-être est-ce différent à présent mais c’est en effet ce que j’ai pu ressentir de par ma propre expérience. Je dois avouer que j’étais assez frustrée, lorsque j’apprenais le violoncelle, de ne pouvoir jouer Brahms au prétexte qu’il me fallait d’abord avoir fait toutes les études de Popper et tous les concertos techniques alors que mon seul désir était celui de jouer la musique que j’aimais !

Actuellement, vous êtes en résidence à l’Opéra Grand Avignon pour y donner Narcisse le 24 février prochain, un opéra de chambre dont vous avez composé la musique, un spectacle écrit et mis en scène par Marion Pellissier. Suivra le 16 avril Nouveaux rivages, une soirée musicale avec le duo Evergreen (Michael Liot et Fabienne Débarre) et Laura Cahen. Comment vivez-vous cette résidence qui est une aventure nouvelle pour vous ?

Oui, c’est tout nouveau pour moi puisque je ne viens que le 20 de ce mois à Avignon où je vais rencontrer aussi des élèves du Conservatoire, des écoles aux alentours d’Avignon pour parler de Narcisse. Mais le plus important est la concrétisation d’un opéra grande forme pour la saison prochaine, soit 2023, ce qui est un peu l’objet de la résidence à l’Opéra Grand Avignon. Ce sera donc mon premier opéra avec orchestre et chœur et un danseur pour la scène d’Avignon. Un opéra prévu pour mai, l’écriture est en train, j’en rendrai la partition à la fin de l’année.

Ben Osborn, auteur anglais qui, comme moi, vit à Berlin, en écrit le livret comme il l’a fait pour mon premier opéra et tant d’autres compositions pour chansons de voix seule et autre.

De gauche à droite, photographies Stéphane Risack. Martin Noda

Quel sera la thématique de ce prochain opéra pour 2023 ?

La lune sera le thème de la saison prochaine à l’Opéra Grand Avignon, ce qui m’a semblé immédiatement passionnant. Nous avons donc, Ben et moi, réfléchi à la forme et au contenu que prendrait notre création et nous nous sommes décidés pour monter trois histoires parallèles qui sont, d’une certaine façon, toutes reliées à la lune, chacune ayant le nom d’une mer lunaire, des noms incroyables du reste ; la mer de la fertilité, la mer de la tranquillité et la mer de la sérénité. Chaque histoire a un personnage central féminin et nous traitons des sujets tels que la fécondité, la crise de l’environnement et la maladie de Parkinson. Une des histoires s’appuie sur le mythe de Séléné, un conte des frères Grimm teinte une autre de nos trois histoires, donc un ancrage affirmé somme toute.

Narcisse est une création de l’Arcal, je cite : « une compagnie nationale de théâtre lyrique et musical créée en 1983 qui a pour but de rendre l’opéra vivant et actuel », est-ce à dire que le genre devient poussiéreux ?

Je ne sais si c’est l’opéra qui est en cause ou le système qui a du retard, il y a peu de prise de risque à mon avis dans les maisons d’Opéra, reste également la question du public qui vieillit avec les spectacles, il manque les jeunes générations qui ne se sentent pas forcément concernées par l’opéra, néanmoins j’ai cette impression que tout cela s’améliore avec les maisons d’Opéra qui commencent à prendre la mesure des choses en la matière. Elles doivent nécessairement faire en sorte d’intéresser un public plus jeune au risque de dépérir. Certes, il reste des chefs-d’œuvre incontournables mais il y a de même nombreuses histoires plus contemporaines à raconter avec des problématiques actuelles. On ne peut ignorer cette soif de renouveau parmi les jeunes. Le fait que je sois invitée en résidence par l’Opéra Grand Avignon est un exemple d’une volonté d’aller dans ce sens. Ce qui n’empêche pas les œuvres dont les sujets sont intemporels et que l’on peut adapter de manière très contemporaine. L’opéra offre tellement de possibilités, c’est un art total qui permet une expressivité plurielle et infinie au fond.

Parlons un peu de Narcisse dont tout un chacun connait la tragique destinée, du moins l’effet miroir irrésistible et trompeur.

Marion Pellissier a écrit le texte de ce spectacle d’après l’idée de l’Arcal de faire cet opéra pour un public jeune. La question qui s’est posée était de savoir qui serait Narcisse aujourd’hui. Donc plus que le fait de tomber amoureux de lui-même comme l’inscrit ainsi le mythe fondateur, plutôt cette image de soi et de la place que l’on se fait dans la société avec cette image de nos jours. On s’est bien entendu appuyé sur le mythe mais pour en sortir également. Notre Narcisse est ainsi un jeune adolescent et une star internationale à la faveur des réseaux sociaux. De là, comment représenter celui que tous aiment puisqu’il est une célébrité ? Marion a inventé un réseau social du nom de Direct sur lequel on s’inscrit tout comme on le fait dans la réalité avec Instagram etc. Pourtant, dans cette histoire, une fois que l’on est inscrit à Direct, on accepte qu’à n’importe quel moment de la journée l’on soit filmé en direct afin que le public puisse nous voir. Narcisse excelle dans l’art de se créer un sur-moi à l’apparence parfaite qui contraste totalement avec sa réalité qui fait de lui un être seul chez lui. Il y a également une Echo, nommée Chloé ici, pas uniquement condamnée à répéter ce qui se dit autour d’elle, bien qu’on en joue un peu, mais amoureuse de Narcisse, non pas celui artificiel mais du Narcisse faible et imparfait qu’elle tente d’éloigner de ce réseau social pour vivre de manière harmonieuse. Il y a cette trame de la recherche de sa place dans la société, des questionnements relatifs à sa propre image etc.

Pas de leçon dans notre opéra, une porte vers la réflexion de chacun plutôt.

Côté artistes, deux musiciens et deux chanteurs, ainsi pour entrainer le public j’ai décidé de sonoriser le duo avec un musicien qui joue du clavier en contrôlant toutes sortes de sons et de l’autre versant de la scène, une saxophoniste qui joue aussi de la contrebasse et comme tout est amplifié, on a rajouté des effets dans le saxophone afin de créer une expérience forte comme le ferait un opéra avec nombreux instruments.

La partie vidéo tient également sa place dans la scénographie avec les messages que s’envoient Narcisse et Chloé, des messages soutenus par des musiques que je me suis amusée à faire. Un spectacle assez court de moins d’une heure dans lequel il se passe néanmoins beaucoup de choses !

Photographie Mike Grittani

Tellement de projets vous attendent encore, sachant que l’art est un formidable passeur d’émotions mais également d’engagements, que souhaitez-vous transmettre au public dans les années à venir ?

Ce qui me motive tous les jours, c’est d’ouvrir des portes, de créer des passerelles entre les différents mondes, de faire savoir que tout le monde est attendu quel qu’il soit car tout le monde peut aimer la musique classique comme la musique pop ou autre. Sans doute est-ce un peu cliché mais j’ai ce désir d’unir les gens par la musique dans une société tellement divisée pour l’instant. Rendre plus accessible enfin les œuvres à tout un chacun. Qu’il y ait davantage de personnes qui puissent avoir voix (et voie !) au chapitre de l’art en somme !

Entretien du 11 février 2022 avec Joséphine Stephenson par Marianne Millet

Merci à Joséphine qui allie de la façon la plus naturelle qui soit la fraîcheur d’un regard encore neuf et l’expérience d’une grande artiste touche à tout qui explore avec bonheur et gourmandise les couleurs d’une palette artistique infinie. Hâte de voir et d’entendre son Narcisse entre mythe et « drôles » de réalités !


NARCISSE

  • DATES

Jeudi 24 février 20h30

Billetterie

  • INFOS PRATIQUES
  • Tarifs : À partir de 8€
  • L’Autre Scène Vedène
    Durée 1h
    À partir de 9 ans

Musique Joséphine Stephenson
Texte Marion Pellissier
 

Direction musicale et piano Emmanuel Olivier
Mise en scène Marion Pellissier
Collaboration à la mise en scène Thierry Jolivet
Collaborateur artistique printemps 2020 Sylvère Santin
Scénographie et costumes Anne-Sophie Grac
Création vidéo Nicolas Doremus et Jason Razoux
Création lumières Jason Razoux
Création son Jonathan Lefèvre-Reich
Création maquillages Elisa Provin

Chloé Apolline Raï-Westphal
Narcisse Benoît Rameau
Claviers Emmanuel Olivier
Saxophones Juliette Herbet
 
Dans son passage à l’âge adulte, Narcisse est exposé au succès à travers les médias, les réseaux sociaux. Dans sa solitude, le jeune homme se parle à lui-même, partagé entre le souci permanent d’être à la hauteur de la perfection de son double social et l’isolement dans lequel cet avatar le plonge. Sur son chemin, Narcisse rencontre Chloé dont le chant semble être sans cesse une ritournelle des incertitudes de Narcisse, de son envie soudaine de disparaître.
 
« Notre spectacle met en jeu deux réalités : celle du monde de tous les jours, et celle du monde virtuel.
La musique, qui agit au-delà du langage, sera un outil précieux dans la création et la définition de ces deux mondes, et des dichotomies qui abondent dans l’histoire de manière générale. Opposer la parole parlée à la parole chantée, la musique instrumentale à la musique vocale, la musique acoustique à la musique électronique, la musique pré-enregistrée à la musique live, ou encore la musique « pop » à la musique « savante », tant de procédés que j’imagine et qui nous permettront de naviguer d’un monde à l’autre, ainsi que d’en rendre floues les frontières
 ». Joséphine Stephenson
 
 
Création de l’Arcal, compagnie de théâtre lyrique et musical – Direction artistique Catherine Kollen
Production Arcal, compagnie nationale de théâtre lyrique et musical
Coproduction Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines Scène nationale
Avec le soutien de Arcadi en Île-de-France, La Spedidam, Région Île-de-France, Département de l’Essonne
DRAC Île-de-France Résidence de recherche et Le Silo de Méréville


Réservations sur le site internet de l’Opéra Grand Avignon  http://www.operagrandavignon.fr

ou par téléphone :  contactez la Billetterie de l’Opéra Grand Avignon
au 04 90 14 26 40

Durée : 1h00

Tarif à partir de 8 euros

Un commentaire

  1. Un très long commentaire pour cette compositrice que je ne connais pas. Merci pour ce travail tellement important pour l’avenir de la composition.

    Je vais suivre cette artiste.
    Bravo.
    .

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